La Saga du Vibrato

Grâce au génie des musiciens qui l’ont mis en valeur, le vibrato fut une révolution. Des frôlements caressants de Chet Atkins aux plongeons acrobatiques autorisés par le Floyd Rose, le vibrato a accompagné tous les courants musicaux de notre époque. Revue d’effectifs vintage.
Les guitaristes ont toujours été des grands jaloux. Des baveux convoiteurs, guignant les atouts des autres instruments qu’ils rêvent de s’approprier. D’où leur inclination constante à élaborer des mécanismes nouveaux, des gizmos improbables leur permettant d’avancer leur expression d’un pas. Parmi ces convoitises, celle, jamais totalement satisfaite, de produire un vibrato. Une subtile variation, régulière et douce à l’oreille, qui pourrait, le cas échéant, dégénérer en feulement chevrotant à la Julien Clerc, voire en plongée en apnée, lampe au front, vers des gouffres de fréquences jamais atteintes. Grâce à l’apport d’esprits émérites capables de concevoir cette pièce d’accastillage essentielle, le vibrato a été utilisé sur des modes fluctuant, passant du twang appuyé de Duane Eddy et des guitaristes de surf aux folies des Jimi Hendrix, Jeff Beck, David Gilmour, Ritchie Blackmore, Jimmy Page ou Frank Zappa, puis cascades des Eddie Van Halen, Joe Satriani, Steve Vai ou autres Ritchie Blackmore et Kirk Hammett.
Du banjo à la guitare

L’invention n’est pas pourtant pas nouvelle puisque, dès 1891, un certain George Van Dusen déposait un brevet pour un système pour instruments à cordes pas si éloigné des vibratos que nous connaissons aujourd’hui. En poussant un levier, on tendait la corde, élevant ainsi sa fréquence, puis un ressort permettait de retourner au positionnement d’origine. Bien que Van Dusen l’eût déjà qualifié de “tremolo”, l’effet en résultant était bien un “vibrato”, expliquant peut-être ainsi la confusion qui règne depuis ce jour entre les deux termes (voir encadré). La trouvaille de Van Huser ne sembla pas convaincre ses contemporains en nombre, et il semble qu’elle ait dormi dans les cartons jusqu’au siècle suivant. Un certain Orville Lewis mit au point en 1921 un système inspiré de celui de Van Huser, mais destiné au violon, à nouveau baptisé tremolo. Les inventeurs de l’entre-deux-guerres commencèrent à construire des systèmes s’inspirant des sons que les musiciens de jazz obtenaient déjà en appuyant sur le cordier de leur guitare ou de leur banjo pour générer d’amusants effets, toutefois limités par la rigidité de la pièce. Clayton “Doc” Kauffman mit ainsi au point une sorte de whammy bar pour banjo en 1929, toujours en utilisant le mot tremolo. Cet instrument se prêtait facilement à l’exercice puisque la peau pouvait être tendue ou détendue par simple pression. On notera d’ailleurs qu’à la fin des années 30, Gibson produisit un appareil appelé “Wrist Action Mute” qui devait initialement être utilisé comme sourdine (un ajout bienvenu sur le banjo !), mais que l’on pouvait également utiliser comme vibrato.
C’était un système très intéressant, mais peu de temps après son apparition, le conflit mondial éclata, les ventes de banjos s’écroulèrent durablement, et Gibson abandonna son concept.

Le premier vibrato pour guitare à faire l’objet d’un brevet fut celui conçu par Clayton Orr “Doc” Kauffman, à une époque où la guitare électrique émergeait à peine. Kauffman mit ainsi au point un appareil qui ressemble plus aujourd’hui à un attirail sado-maso qu’à un vibrato moderne, et déposa un brevet à cet effet en août 1929 (attribué en 1932). Il s’agissait un vibrato sideway, qu’on actionnait en déplaçant le bras parallèlement à la table. Le vibrato fut baptisé Kauffman Vib-rol-a (c’était la grande mode des noms de marques à traits d’union ; nous retiendrons, pour le confort de lecture, le terme « Vibrola »). Il se retrouva d’abord sur des guitares de la compagnie Epiphone, qui plaça même le vibrato sur des archtops acoustiques entre 1935 et 1937 ! Peu de temps après c’est Rickenbacher (l’orthographe utilisée à l’époque) qui récupéra le deal et installa le vibrato sur ses guitares aussi bien que sur ses lap steels solidbody, soit près de 15 ans avant Fender. Puis Rickenbacher sortit la Vibrola Spanish, qui proposait un vibrato sans bras, motorisé, avec des boutons pour en contrôler la vitesse et le volume, une invention sacrément innovante, quoique désespérément inutile ! Le Vibrola pouvait également être vendu séparément, et un jeune Chet Atkins commença ainsi sa carrière en 1941 avec une Martin archtop F-1 puis une Gibson L-10 sur lesquelles il avait placé un Vibrola, il fut ainsi un des premiers à utiliser le vibrato avec gourmandise, au point qu’on le célébrait alors sur les réclames de l’époque en ces termes : « Chet Atkins et sa guitare parlante » !

Après la guerre, les brevets ayant expiré, tout le monde pouvait s’inspirer du vibrato de Kauffman. Fender en premier s’assura les services de son inventeur qui joua un rôle majeur dans le développement de la jeune compagnie.
Puis Rickenbacker remit au goût du jour une version améliorée du Kauffman Vibrola en 1957 sur la ligne de Rickenbacker Capri. Mais le vibrato subtil imaginé par Kauffman vingt ans plus tôt se prêtait mal aux mouvements emphatiques des musiciens de l’époque. Plusieurs revendeurs poussèrent alors la direction de Rickenbacker à se convertir aux vibratos Bigsby, mais la direction resta étrangement sourde à ces appels.
Le Vibrola le plus tristement célèbre reste sans doute celui qui fut banni par John Lennon himself. Le musicien avait fait l’acquisition d’une Rickenbacker 325 de 1958 lors d’une tournée américaine et il estimait que l’appareil ne tenait pas l’accord. Dès son retour en Angleterre, se rendit au Hessy’s Music Center le changea pour un Bigsby…
Bigsby et whammy bar

Dans les années quarante, Paul Bigsby avait en effet mis au point son propre système, breveté en 1952, et qui fut le premier vibrato de masse commercialisé avec succès. La date exacte de son entrée en fonction est difficile à établir, car Bigsby gardait peu d’archives, mais il existe des photos de guitares équipées de ce vibrato dès 1952. Dans plusieurs interviews, Merle Travis, qui s’était lié d’amitié avec Bigsby vers 1944 ou 1945, parle de prototypes créés pour lui dès la fin des années quarante. Travis possédait à l’époque une Gibson L-10 équipée d’un vibrato Vibrola Kauffman et il estimait, comme beaucoup, que ce vibrato ne restait pas accordé. Il défia Bigsby, qui prétendait pouvoir tout réparer, de s’attaquer au problème. Plutôt que d’améliorer le concept de Kauffman, qu’il jugeait inabouti, Bigsby décida de développer son propre vibrato. Le design qu’il mit au point impliquait un bras faisant tourner un axe cylindrique sur lequel s’amarraient les cordes, leur tension étant contrebalancée par un seul ressort positionné sous l’axe de pivot du bras. Bigsby était un motard accompli, et sur le prototype créé pour Merle Travis, c’est un ressort de valve Harley-Davidson qui fut retenu, le seul retournant parfaitement à la position initiale ! Le Bigsby reste un des seuls systèmes de vibrato non-invasif, dont l’ensemble du mécanisme est situé au-dessus de la surface supérieure de la guitare, ce qui le prédispose à équiper des guitares acoustiques ou hollowbodies (d’où sa présence sur les Gretsch ou les Gibson de ce type). Les versions d’avant 1956 présentaient un bras fixe, que détestait Chat Atkins, qui gênait souvent le jeu du musicien en limitant le mouvement de la main droite.
Lorsque Bigsby le changea pour un bras mobile, le vibrato gagna rapidement en popularité. On notera que le terme de whammy bar, désormais utilisé de façon générique pour désigner un bras de vibrato, fait référence à l’usage sans douceur qu’en fit le guitariste Lonnie Mack sur son titre à succès “Wham” en 1963, armé de sa Gibson Flying V équipée d’un Bigsby. Malgré ses défauts et ses inconsistances, le Bigsby reste un des vibratos les plus populaires, ce succès n’étant pas lié à son efficacité en termes d’amplitude et de réglages, le Bigsby restant loin des merveilles de technologie moderne, mais plutôt à son charme, son mojo vintage, et surtout le son unique qu’il développe.
Les vibratos Fender

En 1954 apparut avec la Stratocaster un vibrato très particulier, le Fender Synchronized Tremolo qui fut l’avancée la plus notable après l’invention du Bigsby, chef-d’œuvre d‘imagination copié par nombre de vibratos depuis. Le brevet fut déposé en 1954 et accordé en 1956, et ce fut la première apparition du terme tremolo arm, désormais aussi usité que whammy bar. Sa conception faisait qu’il ne pouvait être utilisé que sur des guitares solidbody, contrairement au Bigsby, mais il permettait une amplitude plus large que ce dernier, et offrait également la possibilité de monter la note. Le concept consistait à réunir sur un seul support rigide le chevalet et le cordier, dont la base affûtée pivotait à la surface de la guitare. Le bloc vibrato traversait la guitare et la tension des cordes était compensée par des ressorts (trois à cinq), une action sur le bras faisant basculer tout le système. Ces ressorts étaient eux-mêmes fixés à une mâchoire vissée dans le corps par deux vis. En jouant sur ces vis on pouvait ajuster la tension, et s’accommoder à différents diamètres de cordes. Le Synchronized Tremolo représenta un net progrès en termes d’accordage par rapport au Bigsby, même si les points d’achoppements et de friction restaient nombreux. La Stratocaster dut pourtant une grande part de son succès à cet appendice remarquable. Il trouva son plein usage lorsque les enfants du rock sixties l’adoptèrent et prouvèrent qu’il pouvait être utilisé avec violence, ce que fit Hendrix (voir encadré), mais également avec une subtilité extrême, comme le prouvèrent Jeff Beck et sa technique singulière.

En 1958, apparut un nouveau type de vibrato, le Fender Floating Tremolo qui fit sa première sortie sur la Jazzmaster. C’est un système plus large et plus complexe que le Synchronized Tremolo et il fut présenté à l’époque comme une avancée. Contrairement à la Stratocaster, la Jazzmaster présentait un cordier séparé du vibrato, et le mécanisme du vibrato était monté sur une plaque chromée montée sur une cavité creusée dans la table. Il était également possible de verrouiller ce vibrato pour éviter que la guitare ne se désaccorde en cas de bris de corde. Le vibrato particulier de la Jazzmaster fut un des fondements de la musique surf, mais bien qu’il fût adoubé par les guitaristes des Surfari ou des Surftones, il n’a jamais connu un succès similaire à celui de la Strato, en partie du fait que les musiciens ne savaient souvent pas le régler.
Le vibrato a en effet été conçu pour des cordes d’un certain tirant, et son usage avec des cordes plus fines, comme c’est plus souvent le cas aujourd’hui, ne permet pas d’obtenir une tension nécessaire pour ramener le vibrato à sa position d’origine. Un réglage adéquat permet le plus souvent de régler ce problème. Un problème que l’on retrouve d’ailleurs sur le vibrato suivant dans la généalogie Fender, et qui fut proposé sur la Jaguar en 1962. En 1964 apparut le Fender Dynamic Vibrato qui fut initié sur la Fender Mustang. Mécaniquement il était similaire au tremolo de la Jazzmaster ou de la Jaguar, mais son chevalet corrigé présentant des pontets améliorés, pourvus d’une encoche plus profonde, rendit le vibrato très apprécié des utilisateurs de Jazzmaster.
Gibson et Moseley

Gibson se devait de réagir à toutes ces offensives, et tenta tardivement de porter une parade en présentant dans les années soixante plusieurs systèmes, esthétiquement charmants, mais dont beaucoup doutent encore de l’efficacité. Ce fut tout d’abord le fameux « sideway » Vibrola, que l’on trouvait sur les ES-335 et les Les Paul SG dès 1961. Son bras pliable se déplaçait sur un plan parallèle à la table de la guitare. Le vibrato était couplé à un chevalet Tune-O-Matic, et le mécanisme était enclavé dans un logement métallique qui s’étendait sur toute la zone en aval du cordier. Deux ressorts logés de chaque côté de ce boîtier actionnaient le vibrato en agissant sur le positionnement latéral d’un axe sur lequel les cordes étaient fixées. Plus tard, Gibson proposa un système plus classique avec une version allongée, recouvert d’une plaque métallique gravée d’une lyre d’où son surnom de « Lyre vibrola “, et une autre en version plus courte, qui évolua vers ce qu’on a appelé le Maestro Vibrola.
Les vibratos Gibson ne furent jamais très populaires auprès des musiciens, du fait de leur usage compliqué et limité (on pouvait baisser la corde d’un à trois tons maximum), mais il ne faut pas oublier que Jimi Hendrix lui-même s’en accommoda fort bien lorsqu’il enregistra “Red House” avec une Flying V Gibson équipée d’un Maestro Vibrola.

Quant à Semie Moseley, il avait travaillé chez Rickenbacker et Bigsby avant de créer sa compagnie Mosrite. Un des premiers instruments qu’il construisit fut une guitare double-manche pour le guitariste Joe Maphis en 1954. Cette guitare était équipée du tremolo Vibramute en aluminium, très inspiré des vibratos Bigsby, qu’il adapta à ses modèles ultérieurs. Semie Moseley prêta un jour une guitare au guitariste des Ventures Nokie Edwards, qui utilisa ce vibrato à merveille sur leur succès “Walk Don’t Run”, dont les traits appuyés de vibrato contribuèrent à son succès. Il ressemblait un peu à un vibrato Bigsby et il était positionné exclusivement sur la surface de la guitare. Les cordes étaient montées sur un axe auquel le bras était relié, et sur des pontets équipés de roulements individuels qui se déplaçaient avec la corde lorsque le bras était actionné.
Au départ, ces vibratos étaient équipés de mousse pour muter les cordes, d’où leur nom, mais cette sourdine disparut quelques années plus tard, le mécanisme fut alors rebaptisé Moseley Tremolo.
Floyd Rose

Le système inventé par Floyd Rose en 1977 s’inspirait du vibrato Fender, mais visait à le dépasser en termes de stabilité et de justesse. Le premier double-locking tremolo permettait de fixer les cordes au niveau du sillet et du chevalet et il contribua à forger le son du rock des années 80, par ses larges mouvements d’amplitude. Rose avait remarqué qu’en posant une goutte de super glue sur ses sillets une fois la guitare accordée, son vibrato ne bougeait pas. Il créa alors un vibrato sur lequel les cordes étaient bloquées au niveau des sillets et réalisa ses premiers prototypes. L’accordage pouvait alors être affiné par des fine tuners situés à l’arrière du chevalet. Floyd Rose présenta son système à Eddie Van Halen, un des guitaristes les plus en vue de l’époque. Un deal fut conclu avec Kramer pour une exclusivité du système, le Floyd Rose était lancé. Van Halen développa tout un registre de techniques qui atteint son paroxysme dans son solo du “Beat It” de Michael Jackson ou celui de son instrumental “Eruption” (enregistré à l’origine en 1978 avec un tremolo Fender classique). Steve Vai améliora le système en creusant une cavité dans la table de sa guitare pour pouvoir pousser le vibrato un pas plus loin.
Le problème principal du Floyd résidait dans le fait que lorsqu’on brisait une corde, tout le système partait en vrille… Ce qui poussait la plupart des utilisateurs à embarquer une guitare de secours, le changement de cordes étant plus complexe que sur une guitare normale.

Le Floyd Rose inspira bien des déclinaisons comme le G&L Dual-Fulcrum vibrato, créé par Leo Fender en 1981 (retour à l’envoyeur !). À la fin des années soixante-dix apparut le concurrent le plus sérieux du Floyd, créé par Gary Kahler (qui connut quelques ennuis juridiques, le système ayant été jugé trop proche de l’original). Fender proposa le Two-Point Synchronized Tremolo en 1986. Ce n’est pas un mécanisme à blocage, et il est souvent confondu avec le système développé simultanément par Floyd Rose et baptisé Two-Point Locking Tremolo.
Il existe une quantité d’autres systèmes de vibrato sur lesquels nous ne nous étendrons pas faute de place, mais mentionnons néanmoins le TransTrem de Ned Steinberger ou également le Stetsbar inventé par un certain Eric Stets qui permettait d’installer un vibrato sans toucher la table de la guitare, de même le Vibramte Kit qui permet de poser un Bigsby sur une Telecaster par exemple, sans rien modifier de sa structure, ce qui, pour les fondus de vintage que nous sommes tous, est une très bonne nouvelle !