George Gruhn

George Gruhn, le Pape du Vintage

 

George Gruhn aujourd’hui

Pendant des années, la plupart des acteurs du milieu vintage s’appliquaient à convaincre que leur rôle n’était en rien lié à l’argent, au profit, voire, pour utiliser un langage qui fâche moins, à une simple activité professionnelle. À les entendre, ce milieu n’était pas un business, mais un hobby. Un simple passe-temps dominical, donc, auquel chacun semblerait s’adonner avec la candeur d’un pêcheur à la ligne, l’innocence d’un membre d’amicale bouliste. Pas George Gruhn.

 Il fut un des premiers à « professionaliser » cette activité, à lui apporter une rigueur, aussi bien sur le plan des connaissances, de la déontologie que de la gestion de son entreprise. Avec lui, fini les tartuffes. On était là pour faire de l’argent, mais cette quête se ferait dans un cadre strict, avec une rigueur et une expertise inédite à l’époque, un respect absolu des clients comme des instruments.

Le livre ultime de George

Malgré les critiques qui ont forcément fusé depuis son installation dans les années soixante-dix (trop distant, trop barré, trop cher), Gruhn s’est imposé d’abord comme le patron respecté d’une entreprise qui s’est développée de manière remarquable sur quatre décennies, ensuite comme un expert indiscutable, qui a publié des ouvrages, des articles et des guides qui restent des références (son Gruhn’s Guide to Vintage Guitar n’a  pas quitté mon bureau depuis sa première publication il y a trente ans). Gruhn entré en activité, l’innocence feinte de ses collègues a  commencé à irriter un peu. Que tous les acteurs de ce milieu fussent animés par la même passion pour les guitares, personne ne le niera. Que chacun véhicule un peu de la nostalgie liée au temps où il se voyait plus dans la peau d’une rock star que d’un trader de 6-cordes se comprend.

Que tout le monde veuille faire survivre les codes fraternels et conviviaux d’un milieu saisi par la spéculation, comme une équipe de rugby-cassoulet tenterait d’échapper aux méthodes viciées du sport professionnel, c’est tout à l’honneur de ses acteurs. La passion vintage peut rester un « hobby ». Mais il reste difficile de croire qu’une activité consistant à acheter et à revendre des guitares qui dépassent régulièrement la cote des 100 000 dollars ne soit qu’une marotte de chineur du dimanche. Les mots, comme les prix, ont un sens, et George Gruhn eut le mérite de redonner une direction à tout ça.

Gruhn dans les années 1970

Gruhn eut à l’opposé le talent de rendre leur poésie a ces instruments, de parler de leur histoire, de leur patine, de leur son, et même de leur odeur. Car on oublie trop souvent qu’une guitare vintage, ça s’admire, ça se palpe, ça s’écoute, mais ça se sent également. J’irais même jusqu’à dire que si vous ne vous êtes jamais surpris à humer le velours moisi d’un vieil étui, si vous n’avez pas encore introduit votre appendice dans les ouïes d’une vieille L-5, si vous n’avez pas respiré à fond les effluves capiteux qui s’échappent du ventre d’une dreadnought d’avant-guerre, bref si vous hésitez à porter votre nez dans les volumes cachés des belles endormies, vous n’avez simplement pas encore terminé votre initiation. Et dans ce domaine, nous autres Français n’allons quand même pas nous en laisser compter par ces handicapés des naseaux que sont nos amis américains. Ce n’est pas nous, Gaulois, de la patrie des tarins magnifiques, des pifs à mémoires extensibles, qui classons d’un coup de narine les fragrances des grands millésimes comme des fromages au lait cru, qui allons nous en laisser compter. Mis au parfum par mes soins de cette supériorité olfactive lors d’un déjeuner partagé, Gruhn a ri. Evénement rare en soi, qui mérite d’être porté à mon crédit…

Gruhn sut aussi parler finance, investissement, cote, à ses clients hésitants et coupables, ceux qui se rendaient dans sa boutique le col relevé, presque en se cachant, comme on va aux filles de joie, et qui disaient : «J’espère qu’après ma mort ma femme ne vendra pas toutes mes guitares aux prix auxquels j’ai prétendu les avoir achetées ». Car il fut un des premiers à noter que l’amateur de vintage était avant tout un homme (à 95 %), qui avait tendance à accumuler plus que de raison, et qui vivait sa passion sans la partager avec sa moitié puisque les femmes semblaient se désintéresser du sujet. Les charmes d’un nitro faïencé ne semblaient pas les faire chavirer. Le fumet d’une caisse mangée aux mites ne les renversait pas. Les mérites comparés d’un P-90 millésimé et d’un bon humbucker des familles ne créait nul débat dans leurs rangs.

Gruhn fut ainsi responsable, indirectement, de la dilapidation de bien des fortunes familiales, bien des crédits et bien des épargnes. Et si les bourses mondiales s’écroulent, si la crise fait fondre les cotes, et que la planète entière se retrouve sur la paille, si les valeurs marchandes de nos instruments fétiches disparaissent dans les égouts de la dévaluation comme la poudre blanche sous la paille d’un roadie, il restera toujours préférable de s’asseoir sur une vieille caisse en tweed à égrener quelques accords sur la guitare de ses rêves que de poser son postérieur sur un tas d’obligations pourries et de regrets éternels. Ce petit plaisir ultime, nous serons nombreux à le devoir à George Gruhn.

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